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La loutre et le pisciculteur
Edmond Baudoin, 2006
Commande du Parc de la Villette

La loutre et le pisciculteur

Un homme jeune, à la mine avenante et aux projets ambitieux
Avait, pour gagner sa vie, choisi d’élever des poissons.
A son ancien propriétaire il rachète, pour y réaliser ses vœux
De belles étendues, qui les accueilleront :
Terrains arborés, prairies, étangs et rivière ;
Les hivers y sont rudes mais l’eau y chante bien

Quelle ne fut sa déconvenue
A l’aube d’un avenir qui s’annonçait heureux
De découvrir, une fois la nuit venue
Que de bien étranges visiteurs
S’étaient invitées au baptême des lieux,
Pour banqueter sans vergogne autour de son labeur

Rien ne semblait les retenir, rien qui freina leur appétit
Tout, alevins, mères dodues, reproducteurs, et même, notre homme s’étonne
Poissons de dix kilos,
Les plus beaux et les plus gros
Achevaient prématurément leur vie
Dans l’estomac des gloutonnes

Le jeune homme était conciliant,
Il ne voulait pas la guerre
Il y avait certainement
Moyen de trouver un compromis
Avec les voraces mammifères

Ce qu’avaient fait ses prédécesseurs
Face à ce conflit majeur ?
« On préfère ne pas savoir »— la question est éludée
Car, je vous le rappelle, la coquine,
Est bien protégée,
Par de multiples conventions.
Certaines méthodes se disent seulement par un sourire, qui en dit aussi long
Qu’un coup de carabine.

Notre homme est brave, je vous l’ai dit
Il ne veut pas de méthodes rudes, juste un peu de fermeté
Il en appelle aux autorités,
Et demande au ministère de l’environnement, de trouver un compromis
La réponse, remarque-t-il,  est un peu décevante : « si les loutres sont là ;
C’est qu’elles y étaient déjà »
En un mot comme en cent
Le ministère de l’environnement
S’en lavait les mains 
Et laissait les loutres au bassin.

Notre pisciculteur ne se laisse pas décourager
Le centre de préservation de la loutre est à son tour appelé
On observe la nuit, on relève les indices, les preuves des rapines
On découvre surtout les ruses des coquines
Les grillages sont de bien pauvres armures, elles les éventrent sans peine
Pensez : si peu de travail pour une telle aubaine

Si ce grillage ne peut les arrêter
Peut-être un petit choc, juste une douleur
Découragera les impudents mammifères
Qui tireront leçon de leur malheur.
La sanction peut être légère
Il suffirait d’un fil chargé d’électricité
La parade est installée ; on tire la ligne.

Le fil cependant, du sol doit être éloigné
La neige, haute en hiver, ne peut en effet le toucher.

C’est là que les malignes
De la sage précaution
Tireront la véritable  leçon :
En quelques jours, la ruse est éventée
Et par-dessous le fil, les loutres continuent de passer.

La solution vient peut-être de la lumière,—que n’y avait-on pensé ?
Qui devrait les effaroucher, à chacun de leur passage
Une bonne frayeur : les lampes qui s’allument les feront détaler
Et leur enlèveront tout courage.

C’est sans compter que les loutres sont des êtres d’habitudes
Et que les habitudes se prennent et se changent
—Elles en ont déjà bien témoigné
Autrefois vivant le jour, les loutres face à la menace
Ont préféré la nuit, échappant ainsi à la chasse—
Montrant que les adversités les plus rudes
Sont souvent sources d’inventivité.

Si la lumière, pour un instant les dérange
Très rapidement, elles vont s’y habituer.
Et même semblent prendre plaisir à détourner le leurre
Pour narguer le pisciculteur.

Restait alors d’en appeler aux chiens
Qui devraient bassins garder
On les laisse, la nuit au jardin,
Qu’ils fassent leur travail, qu’ils mordent, poursuivent et aboient
Et chacun, truites et humains, pourra se reposer.
La solution devrait être la bonne cette fois.

L’affaire, cependant, tourne tout autrement,
Et comme l’arroseur arrosé,
On découvre au petit matin, le chien l’épaule en sang
Mordu par une loutre effrayée.

On a bien pensé aux oies,
Mais que pourraient-elles là où le chien a échoué ?
Tout y est passé, et à chaque fois,
Il a fallu recommencer :
Clôtures, électricité, grillages hauts, grillages bas, chiens, lumières, odeurs
Elles sautent, rampent, contournent, ignorent ; rien ne leur fait peur.

Mais la loutre a des alliés
Puisqu’il s’agit d’éviter la guerre
Le choix de la paix sera récompensé
Et cette fois le ministère,
S’inquiétera des bassins, des poissons, de la loutre et du pisciculteur.

Et c’est pourquoi, autour des bassins aujourd’hui protégés
Par le miracle d’une convention
Hommes, loutres, truites, pisciculteurs et protecteurs
Se livrent ensemble à une expérimentation
Autour des bonnes solutions.

Vinciane Despret